Face à la mise en place progressive d’une dictature, que peuvent bien donc faire des femmes et des hommes libres ? Quelles sont les forces qui, petit à petit, sournoisement, empiètent et dévorent désormais nos espaces de liberté, avec les meilleures intentions affichées ?
Fonction des Erinyes
Filles de Gaïa et du sang d’Ouranos, les Erinyes comptent parmi les plus anciennes divinités du panthéon hellénique, gardiennes de l’ordre ancien établi : elles poursuivent de leurs furies vengeresses les hommes qui ont fait le mal sur terre (en particulier les meurtres familiaux), et dont les crimes ne peuvent obtenir réparation, tant ils sont horribles. Forces primitives, non soumises à Zeus, ne connaissant aucune barrière, elles traquent les coupables jusqu’à ce qu’ils deviennent fous.
Dans une tradition plus récente, elles sont trois, Mégère (Mégaira), Tisiphone, Alecto, figurant respectivement la Haine, la Vengeance, l’Implacable. Mais après l’acquittement d’Oreste, Athéna leur donne un nouveau statut, celui de Bienveillantes (Euménides). Chez Virgile, elles tourmentent les âmes des morts dans les Enfers, avec leurs fouets et leurs cheveux-serpents.
Les Erinyes aujourd'hui : marketing, finance et bureaucratie
Par analogie et le renversement de valeurs que nous connaissons aujourd’hui, il parait que le citoyen ordinaire, travaillant librement dans la société, qu’il soit salarié ou indépendant, se voit contraint, poursuivi et tourmenté par trois forces, mouvements, qui se sont émancipés de la droite mesure humaine – et divine. Au départ, rattachées au travail, et le complétant, le parachevant au service de sa dignité, ces trois « divinités » sont devenus peu à peu monstrueuses et dévorent chaque jour davantage l’espace de la société humaine globalisée.
La première est celle qui préside aux activités commerciales (et de marketing désormais) : pour exister et pouvoir travailler, on doit désormais « se vendre » ; il ne suffit plus d’être un bon artisan, il faut se promouvoir. Le parcours professionnel doit être attractif, les réseaux sociaux inclinent à la retouche pour se montrer sous son meilleur aspect. Le bel ouvrage, la réputation locale, le professionnalisme s’effacent au profit de l’image, et de ce qui doit se vendre le mieux. Dans un monde de plus en plus globalisé, digitalisé, la course se fait impitoyable. Le contenu est étouffé par le contenant. Celui qui résiste se retrouve marginalisé, au ban de la société dite active…
La deuxième est la finance, divinité devenue extraordinairement puissante depuis quelques dizaines d’années, au point de régir la plupart des activités humaines importantes, jusqu’à la gouvernance des Etats. Les actes posés doivent rapportés, c’est un principe absolu. Bien sûr il existe encore une sphère d’activités gratuites, de bénévolat, mais elle est reléguée en périphérie, et ne compte aucunement dans les décisions politiques et économiques (à moins d’être détournées comme argument marketing pour « vendre » davantage ou « mieux » auprès d’une certaine cible). Elle dévore désormais l’ensemble du champ de la société à un niveau mondial.
La troisième est la bureaucratie. Dopée par la technologie digitale, elle s’immisce désormais partout, exerçant un contrôle de plus en plus puissant et totalitaire sur l’ensemble des activités humaines qu’elle répertorie, classe, autorise ou interdit, taxe… Suivant les réseaux de communication et d’organisation, son calcaire se dépose partout, et finit par former une véritable sur-structure, empêchant tout mouvement spontané, toute libre initiative non fichée. Sa puissance devient irrésistible car son véhicule digital est présent maintenant dans toutes les activités humaines, normalisées. Que pouvons-nous faire aujourd’hui sans smartphone, sans internet ?
Déconnectées de leurs racines (et de leur bien-fondé), ces trois divinités, Marketing, Finance, Bureaucratie, poursuivent leur développement, se nourrissant l’une l’autre. Sans aucune mesure, ivres de leurs puissances, vraies Furies, elles réduisent l’humanité en servitude, à l’exception de leurs prêtres. Ceux-ci, profitant du système engendré, sacrifient sur l’autel de la Croissance, l’équilibre du monde plurimillénaire. Les fidèles, quant à eux, doivent se regrouper en nombre de plus en plus grand, foule plus facile à manipuler ; ils nourrissent alors en effet bien mieux les algorithmes, qui ont besoin de très grandes quantités de données.
Il n'y a pas de fatalité
Que peut donc faire l’homme libre face à ces nouvelles Erinyes et ce système totalitaire ? S’associer, sur la base des anciennes valeurs partagées, se retrouver au sein de citadelles d’abord immatérielles, fondant par la suite la possibilité d’actions concertées au sein des organisations existantes, ou utilisant les zones aveugles du système. D’une autre manière c’est redynamiser les relations au niveau local, les enrichir d’une manière complémentaire en réimportant concrètement les connaissances et pratiques qui s’échangent à l’échelle globale, dans le monde dit global. Et de ces deux modes, de proche en proche, irradier de plus en plus de canaux, sensibiliser davantage de personnes, susciter plus de résistance.
C’est à un projet révolutionnaire qu’il convient de s’atteler, et il en va de la renaissance de notre civilisation, voire même de la survie de notre humanité telle qu’elle a existé jusqu’ici. Ce qui se dessine, en effet, de multiples manières, est un monde uniforme et barbare, dictatorial, règlementé par des machines, dont ne profitera qu’un petit nombre d’individus isolés des populations abêties. Il suffit de voir le grand nombre d’œuvres de science-fiction (dont on sait qu’elles prophétisent assez justement le futur) qui, depuis une cinquantaine d’année au moins, nous alertent, sans compter les penseurs qui depuis la fin du dix-neuvième siècle ont compris la tendance profonde des événements. Le renversement du monde et des valeurs auquel nous avons assisté, comme stupéfaits et impuissants, n’est pas une fatalité : les Erinyes n’ont-elles pas été adoptées et adoucies par Athéna, déesse de l’intelligence et de la sagesse ?