Il ne se passe pas de jours sans qu’on puisse lire les opportunités formidables offertes par l’Intelligence Artificielle (IA), les performances croissantes des Chat GPT d’Open AI, Bing et autres Gemini, … Les promesses de la technologie sont considérables, afin que nous puissions nous consacrer à des activités à plus hautes valeurs ajoutées, laisser à la machine celles, fastidieuses, redondantes, et vivre pleinement, enfin, et mieux ! La performance des organisations atteindra des sommets inégalés, les processus développeront une fluidité optimale, le bien-être au travail se verra redynamisé, bref, une nouvelle ère s’annonce…
IA : de quoi parle-t-on ?
Mais de quoi parle-t-on précisément ? Non, certes d’un instrument magique, ou de la pierre philosophale : on parle ici d’une « intelligence artificielle », qui à l’inverse de la nôtre, fantasque, sujette à l’irrationnel, soumise aux sens, saurait ce qui doit être su et fait, parmi les innombrables possibilités. Une sorte d’oracle prescriptif qui apporterait les solutions dont nous avons besoin pour travailler efficacement et vivre. Il convient de noter l’oxymore : comment une intelligence peut-elle être artificielle ? Certes, on parle bien d’intelligence animale, de « penser comme un arbre », et l’on dit même qu’il y a une certaine intelligence dans la nature. Toutefois, la capacité d’abstraction, de tirer des concepts universels qui fécondent la pensée et transforme l’environnement, la grande plasticité des choix possibles, montrent qu’il y a bien une différence de nature entre l’intelligence humaine et les autres « intelligences ». Les créations artistiques, la « gratuité » de nombre d’activités humaines non immédiatement utiles à sa préservation manifestent cette unicité radicale.
A l’inverse, parler d’intelligence artificielle est prêter à la machine une capacité qu’elle n’a pas : la machine ne fait que compiler des données, et les associer, assurément à une vitesse prodigieuse. Mais elle n’a rien à voir avec l’intelligence qui tire sa connaissance par abstraction du sensible : rien n’est dans l’intelligence qui ne soit passé d’abord par les sens… Les thuriféraires inconscients de Descartes, que sont les promoteurs de l’IA, font l’impasse sur la sensation et le processus naturel qui va de la chose extérieure à « l’image » qu’on peut en avoir, puis à son concept, représentation universelle de la chose extérieure. La démission de nombreux philosophes « en chambre » face à cette question, surtout depuis les extraordinaires progrès des sciences et des techniques, la mathématisation rampante de notre monde, nous éloignent chaque jour davantage de cette compréhension.
L’IA, imitation algorithmique de la pensée humaine, si elle facilite l’automatisation de certaines activités répétitives, ou des calculs sous-jacents à certaines tâches « mathématisables », peut impressionner « en surface » par son potentiel : gagner aux échecs contre un Grand Maître international, et récemment au jeu de Go, composer une musique – compléter une symphonie de Mahler –, créer des haïkus, des images… Sa capacité à apprendre d’elle-même (« Deep Learning »), à partir de ses réseaux de « neurones » artificiels repose sur une très grande quantité de données, une gigantesque massification permise aujourd’hui. Même si elle « imite » l’intelligence humaine, l’IA, si elle reçoit peu de données, sera peu performante : l’intelligence humaine est capable de « produire » avec peu, le recours à l’analogie, à l’imagination, venant compenser le déficit d’informations.
C’est d’ailleurs l’une des contradictions de nos sociétés qui veulent de l’innovation, de la créativité en s’en remettant finalement aux machines, alors que celles-ci ne font que répliquer des schémas existants.
Les promesses prométhéennes
Plus gravement, et sur un plan éthique et social cette fois, considérons l’introduction de toutes les nouvelles technologies et la pente comportementale qui s’ensuit. Trois exemples :
1/ La télévision de l’ORTF aux centaines de chaînes actuelles : sa promesse de départ est de proposer des émissions qui tirent l’intelligence vers le haut (voir les grilles de programme du début des années 60) ; aujourd’hui les émissions de qualité sont en proportion dramatiquement réduites par rapport aux offres innombrables de distractions « low cost ». De même pour les plateformes VOD proposant toujours les mêmes films (surtout récents) alors que le catalogue possible recèle des trésors (souvent oubliés).
2/ L’Internet : la promesse d’une connaissance et d’une ouverture sur le monde, un « village global » du savoir et de l’information, où chacun tirerait le meilleur de la science, de la littérature, des arts… la réalité : une quantité phénoménale de données, une grande pauvreté qualitative, une jungle manipulatrice où il est difficile de s’orienter et de trouver l’information pertinente… et le succès de sites pornographiques, de sites de vidéos à très faible valeur cognitive. La marchandisation oblige même à s’abonner ou acheter des droits, pour des informations ou des connaissances précises sortant du « mainstream » …
3/ Le téléphone mobile : la promesse d’un outil extraordinaire de communication et d’accès partout et n’importe quant à la connaissance et l’information. Le résultat : un asservissement et une addiction à l’écran miniaturisé, au « scrolling » sur des images et de très courtes vidéos véhiculées par des applications de type Instagram, TikTok, … Des comportements addictifs en masse, une dégradation de la concentration globale peuvent encore se constater.
Or, avec l’IA, on change de dimension, puisqu’on passe du véhicule, support, matériel à la modalité immatérielle. Ce qu’on faisait extérieurement s’immisce peu à peu à l’intérieur de nous, nous remplace. La machine désormais « pense » à notre place, décide de ce que nous devons faire selon l’optimal algorithmique. Compte tenu des effets constatés dans les usages actuels de la télévision, de l’Internet et du téléphone mobile, la réalité possible de l’IA pourrait être une démission complète de l’être humain sur ses propres choix, de l’orientation scolaire, du régime alimentaire, des choix de vie. L’homme s’en remettrait à la « sagesse » de la machine, puisque celle-ci « sait tout » …
Le dessous des cartes
L’engouement extrême pour l’IA cache en fait des intérêts colossaux : sous la technicité des algorithmes, vous pouvez incliner, encourager, faire faire aux utilisateurs ce que vous voulez et l’investissement financier peut être vite rentabilisé. C’est le futur de la publicité : la publicité se présente comme telle, et l’on voit déjà sa capacité à modifier les comportements… Alors imaginez le pouvoir de ce qui se montrera à vous comme la « meilleure des choses à faire pour vous », de manière individualisée, et selon des critères pseudo-scientifiques. Et l’IA commence à irriguer l’ensemble de nos sociétés : des progiciels de gestion, le marketing bien évidemment, la finance, les Ressources humaines… bientôt l’Etat...
Ceux qui promeuvent à toute force l’accélération de ces nouvelles technologies et de tout ce qu’elle comporte se rendent coupable d’un crime contre notre humanité. Il reste encore un peu de temps avant que la fenêtre de notre liberté ne se ferme : celle-ci close, il sera extrêmement difficile de revenir en arrière, car ce seront alors les structures même de notre vie sociétale qui seront complètement régies par cette même IA, au service d’intérêts financiers occultes (ou pas, notre degré de conscience s’amenuisant chaque jour davantage).
Voici ce qu’écrivait déjà Georges Bernanos, en 1945, dans « La France contre les robots » (p. 32) :
« Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde s’est fondé sur une certaine conception de l’homme, commune aux économistes anglais du XVIIIe siècle, comme à Marx ou Lénine. On a dit parfois de l’homme qu’il était un animal religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement l’esclave mais l’objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit. Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent. Ainsi le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain ».