Le dévoiement de la fonction de Conseil, qui sacrifie les réalités aux représentations mathématisantes et aux intérêts de quelques-uns, à l’opposé d’une vision du Bien commun, appelle au retour d’une figure bien connue de notre histoire et de notre littérature : le fou ou le bouffon.
Aujourd’hui et en vérité, les dirigeants n’ont jamais été aussi seuls. A l’heure du règne du monde quantitatif (René Guénon), malgré la multitude des consultants et conseils de tous ordres, le ressort de la décision du leader est un exercice terriblement solitaire.
Trois retenues traditionnelles du pouvoir
Or, dans la mémoire historique collective, la « sagesse » du gouvernant était encadrée d’une double manière :
- par le « haut », au sens où le pouvoir s’exerçait sous le regard d’un Dieu qui voyait tout et savait tout. Le roi, même celui issu du « droit divin » devait à sa mort rendre des comptes à son Créateur. Pape, évêques et confesseurs ne manquaient d’ailleurs jamais de rappeler au souverain la vanité et le caractère éphémère, fragile de son autorité face à l’éternité et à la toute-puissance de son Dieu.
- par le « bas » grâce à l’existence du fou, du bouffon du roi. Celui-ci, presqu’impunément, relayait les rumeurs, les critiques et, par antonomase ou contraire, pouvait formuler des remarques de bon sens sous couvert de pitreries, ou exagérait la tendance royale – ce qui revenait à manifester son erreur de jugement.
Une 3e modalité est montrée dans la pièce de Shakespeare, Henry V : le roi a recours au déguisement, lui permettant d’aller et venir dans le camp, parmi ses soldats la veille de la bataille (d’Azincourt, de sinistre mémoire pour les Français), de « sentir » l’état d’esprit des troupes, voire même de discuter avec eux en tout anonymat. Il pouvait alors entendre ce qu’on disait de lui et pensait de la situation en « vérité », sans la chappe ou l’auto-censure qui se produit lorsqu’on s’adresse à un Puissant.
Application contemporaine
La 3e modalité peut difficilement exister aujourd’hui, tant l’exposition médiatique des dirigeants est grande. La « descente » ou la visite des dirigeants dans les services s’apparente bien souvent à celle du ministre dans le métro, ne lui livrant qu’une information partielle ou déformée. Le tapis rouge virtuel ou réel déroulé à ses pieds empêche tout contact vrai, phénomène amplifié lorsque sont présents les médias.
La 1ère modalité a disparu depuis « la mort de Dieu » et l’évacuation de toute transcendance dans nos sociétés laïques. Le contexte areligieux global contribue même à étouffer ou atténuer les scrupules, la conscience du dirigeant qui, à titre privé, croit en un Dieu transcendant.
Quant à la 2e modalité, elle n’est malheureusement pas dans l’air du temps. Elle aurait pourtant le mérite d’aérer un peu l’atmosphère et l’on sait que l’humour peut être une arme redoutable. Imaginons un instant un bouffon en Comex ou Codir : quel vent de liberté soufflerait alors, jetant bas certains masques et certains rôles de composition !
Un accompagnement original
L’origine du personnage de Sganarelle offre un autre exemple : son nom vient du verbe italien « sgannare » et signifie « dessiller », « ouvrir les yeux à quelqu’un » (cf. Laffont-Bompiani, Dictionnaire des personnages, Robert Laffont, 2003, pp. 896-897). Molière avait une prédilection marquée pour ce rôle qu’il interpréta lui-même dans les sept pièces où il apparaît : expression de ce qu’il y a de roué, sensé dans le petit peuple, conscient de sa médiocrité, lui-même n’étant pas à l’abri des revers de fortune… Par une sorte de mise en abyme, le personnage nous amène à voir ce qu’on ignore (ou ce qu’on veut ne pas savoir) afin de mieux comprendre la réalité. D’autres personnages issus de la Commedia dell’arte comme Scaramouche ou Scapin viennent enrichir les possibilités d’accompagnement au service des puissants : une extrême liberté d’esprit, usant de moqueries, très bien informé, indifférent à ce qui touche le commun des mortels (argent, pouvoir, sexe). Ils incarnent d’une certaine manière le passage des hiérarchies traditionnelles, par la naissance, la fortune ou la société, aux hiérarchies de l’intelligence (Laffont-Bompiani, opus cité, pp. 887-889).
Se souvient-on aujourd’hui que lors des triomphes des généraux romains revenant de campagnes victorieuses, un esclave posté derrière lui sur le char, lui adressait des rappels à l’humilité (« prends garde de ne pas tomber ») et des insultes à l’instar de ses soldats, signifiant par là qu’il n’était qu’un simple mortel et que la gloire qu’il goûtait ce jour, avait un caractère bien éphémère ? C’est que l’exercice du pouvoir, renforçant la solitude, contient les germes de la démesure : il s’apparente d’une certaine manière psychologiquement à la puissance divine, quittant la représentation commune des choses et prend alors le risque de perdre le sens des réalités.
Renouvelons le métier de Conseil
Aussi ne pourrait-on pas proposer à des personnes expérimentées, doté d’esprit critique, n’ayant rien à prouver ni d’enjeux personnels, de jouer ce rôle d’aiguillon et de rappel à l’humble réalité ? Le dévoiement de la fonction de Conseil, telle du moins que l’exercent certains grands cabinets, asservis à la doxa économico-financière et coupés des basses réalités matérielles, renforce hélas cette vraie solitude par l’élaboration de véritables barrières conceptuelles et méthodologiques ; soit par instrumentalisation consciente, soit par collusion d’intérêts, en tous cas, loin de toute visée du Bien commun de la société (économique ou politique).
Réinventons donc le métier de Conseil de dirigeant, nouveau fou du roi ou Scapin, libre, critique avec une pointe d’humour, profondément épris de justice et pratiquant quotidiennement les autres vertus cardinales. Ce qui semble folie pour la marche habituelle des affaires ne serait-elle pas en réalité ultime sagesse ? Au moment où les formes habituelles de gouvernance se fissurent par la répétition de crises multifactorielles, c’est sans doute un des éléments importants pour une transformation réussie.